Le néolibéralisme, une question inaugurée par Michel Foucault - Xavier Tabet (pensiero filosofico)
Le néolibéralisme, une question
inaugurée par Michel Foucault
Libéralisme et biopolitique
C'est à partir des années 1990 que la question du
néolibéralisme, et de sa critique, devient un sujet important, avec la
parution, tout au long des années 2000, d'un ensemble très conséquent de livres
qui entendent dénoncer les méfaits de la "nouvelle raison du monde"
qui s'est imposée à partir de la crise économique des années 1970 et de la
fin des idéaux du welfare state. Mais si le thème du libéralisme était
déjà en vogue à la fin des années 1970, c'est dans le cours au Collège de
France de 1978/1979 de Michel Foucault, intitulé Naissance de la
biopolitique - un cours certes publié seulement en 2004 - que le
néolibéralisme est traité comme un discours collectif, tenu par un ensemble
d'auteurs, comme Von Mises et Hayek, Friedman et Gary Becker, pour ne citer
qu'eux.
Cet ouvrage en effet ne porte pas sur la question de la biopolitique, en dépit de son titre. La biopolitique est cette "technologie de pouvoir", qui (à partir d'un certain moment, les XVIIIe et XIXe siècles) ne s'adresse plus à "l'homme corps", mais à "l'homme espèce", à l'homme en tant qu'être vivant. La biopolitique est cette forme de pouvoir qui place en son coeur plutôt que la question du "pouvoir disciplinaire", celle de la "sécurité": la sécurité de la "population", cette nouvelle notion qui apparaît au XVIIIe siècle. Or, dans le cours de 1978/ 1979, cette question est presque totalement absente, et seule est évoquée celle du libéralisme qui constitue ce que Foucault appelle le "cadre général de la biopolitique". Quant au néolibéralisme du XXe siècle, il est analysé dans deux de ses "versions": celle de l'ordolibéralisme économique allemand de l'après-guerre, lié à l'Ecole de Fribourg, et celle du néolibéralisme pénal américain de l'époque même de Foucault, autour de l'Ecole de Chicago.
Libéralisme et néolibéralisme
Mais attention, nous dit Foucault, le
néolibéralisme n'est pas un retour à une pratique gouvernementale du laissez
faire, mais un nouvel art de gouverner, où l'intervention gouvernementale doit
garantir, ou plutôt produire, les conditions pour que fonctionne l'économie de
marché et la libre concurrence. Le néolibéralisme n'est donc pas un
gouvernement minimal. C'est une "gouvernementalité active", qui consiste
en une intervention dont l'objet est "l'environnement social", avec
pour fin de rendre la société tout entière soumise à la dynamique
concurrentielle.
Le néolibéralisme pénal
Ceci se passe
du côté de "l'offre de crime", comme l'appelle Becker. La réponse à
cette offre constitue l'objet de la pénalité. Elle se situe du côté de la
"demande". Sur ce versant, celui de la réponse pénale, le problème de
la collectivité, consistera à trouver les moyens les plus efficaces, pour un
montant de dépense donné, de réduire la "perte sociale" afférente à
la commission du crime. L'action pénale,
en somme, devra se limiter à être une action sur le jeu des gains et des pertes
possibles, c'est-à-dire, dit Foucault, une "action environnementale",
une façon d'agir sur le marché du crime dans lequel l'individu "fait son
offre de crime et rencontre une demande positive ou négative".
Une tentation néolibérale?
Certes la pensée de Foucault nous
arrive inachevée, dans la mesure où ce dernier n'évoquera plus le thème du
libéralisme, ni celui du néolibéralisme, avant sa mort précoce en 1984. Si bien
que le cours de 1978/1979 restera
sa seule véritable incursion dans l'actualité à proprement parler de son temps.
Il n'en reste pas moins vrai que ce
cours est certainement le plus controversé de Foucault. Celui-ci semble en
effet parfois reprendre à son compte le discours libéral, voire néolibéral. Par
exemple lorsqu’il affirme que "le
libéralisme a besoin, lui aussi d'une utopie. C'est à nous de faire des utopies
libérales" (et ce à une époque où Thatcher et
Reagan n'étaient pas encore au pouvoir, mais n'allaient pas tarder à l'être).
Néanmoins, je ne dirais pas pour ma part qu'il y a une "tentation néolibérale", ni même une "fascination" de Foucault pour le néolibéralisme, comme l'affirme, par exemple, Geoffroy de Lagasnerie dans un ouvrage de 2012, par ailleurs intéressant, intitulé La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique. En vérité, l'auteur explique cette soi-disant "fascination" comme une tentative de dégager les promesses d'émancipation du libéralisme, et par là-même de renouer avec une certaine tradition libertaire de gauche. Foucault verrait, en somme, dans le libéralisme une pensée qui entrerait en résonnance non seulement avec sa vision du pouvoir disséminé, mais aussi avec sa politique des singularités, des luttes sectorielles, contre "l'instance théorique unitaire".
D'autres
veulent au contraire voir en Foucault - même si celui-ci est un homme des
années 1970 - un auteur chez lequel on trouve un réquisitoire en règle contre
ce que Dardot et Laval (deux auteurs représentatifs de ce courant de lecture de
Foucault) appellent en 2007 "la nouvelle raison du monde" dans leur Essai
sur la société néolibérale. Néanmoins, pour ces auteurs eux-mêmes, le
philosophe français aurait sous-estimé l'espace normatif du marché. Il aurait
sous-estimé le fait que le néolibéralisme s'insère jusque dans le rapport que
nous entretenons avec nous-mêmes. En
somme, la limite de Foucault, inévitable vue l'époque à laquelle il écrivait,
aurait été de ne pas s'interroger sur ce que le néolibéralisme fait à la
démocratie, son rejet viscéral du marxisme l'empêchant, selon Wendy Brown (une
auteure américaine représentative de ce courant qui a fait de la dénonciation
du néolibéralisme un cheval de bataille), de prendre la mesure des dominations
impliquées par le néolibéralisme. Du reste, à gauche, certains reprochent
aujourd'hui ouvertement à Foucault son évolution de la fin des années 1970.
C'est le cas, par exemple, de Dean, Zamora et Behrent, - dans l'ouvrage
collectif de 2022, intitulé Foucault et le néolibéralisme -, des auteurs
qui entendent aujourd'hui faire une critique de tous les "recoins"
que la gauche a laissés à la doxa dominante, le néolibéralisme.
Historiciser Michel Foucault
Pour ma part, il me semble injuste de faire de Foucault l'un des responsables de ce qui aurait été, à la fin des années 1970, une "dérive" de la gauche. Plus intéressante, et nécessaire de nos jours, me semble la tentative d'historiciser Michel Foucault, comme le fait en particulier Serge Audier, dans Le moment néolibéral. Foucault et la crise du socialisme, 2015. La période 1976-1979 est en effet pour Foucault une importante période d'évolution. C'est l'époque où il établit désormais le constat du désenchantement de toute pensée révolutionnaire. C'est l'époque où il se rapproche de la "deuxième gauche", autogestionnaire et libertaire. Contre l'union avec le parti communiste, la gauche rocardienne est à la recherche d'une nouvelle culture politique, éloignée de celle du "social-étatisme". Celle-ci s'emploie à réhabiliter des traditions de pensée souvent disqualifiées à gauche, à l'image du libéralisme. Ainsi, si l'on suit les analyses de Audier, Foucault n'est pas néolibéral, mais il estime qu'une gauche non communiste, antibureaucratique, libertaire, favorable aux luttes minoritaires et aux expériences individuelles, avait à apprendre du néolibéralisme.
Ce que Foucault
voit, ou croit voir, dans le néolibéralisme, c'est la possibilité d'une
gouvernementalité plus tolérante et moins normative: une gouvernementalité dans
laquelle est attribué au sujet un certain degré de liberté, et de résistance
possible face au "trop de pouvoir". Nous sommes à une époque où, pour
Foucault, pouvoir et résistance deviennent les deux faces d'une même pièce, le
rapport à soi devenant un espace d'autonomie et de liberté que les individus
peuvent mobiliser contre le pouvoir. Plus fondamentalement encore, Foucault se
sert alors du libéralisme, et du néolibéralisme (que parfois, il faut bien le
dire, il confond un peu avec le libéralisme), comme d'une
"expérience" dans laquelle l'individu est appelé, par des sortes de pratiques
de soi, par des épreuves, à s'inventer, à toujours décider plutôt qu'à
simplement obéir, dans une société désormais "post-disciplinaire". Et
ce au prix, peut-être, d'oublier que dans les faits, dès son époque, comme avec
le régime de Pinochet, cette gouvernementalité néolibérale pouvait s'accommoder
de l'autoritarisme et du conservatisme. Mais c'est là une autre histoire.
Les nouvelles subjectivités
Enfin, le cours sur le libéralisme - une exploration libre qui a pour première caractéristique de laisser apparaître les interrogations ouvertes de Foucault, et qui débouche, de toute évidence, sur un constat d'ambiguïté du néolibéralisme - m'apparaît comme une étape, un palier, entre sa première théorie du pouvoir et ses travaux finaux sur la subjectivité. Pour le dernier Foucault, le "souci de soi" des Anciens, leur style d'existence et de subjectivation, constituera en effet une sorte de laboratoire pour de nouvelles subjectivités. Foucault proposera alors, tout autant qu'une stratégie politique, une "esthétique de l'existence : un "style d'existence", une "style de liberté", fondé sur la "déprise de soi". Pratiquée dans l'antiquité par les cyniques, celle-ci permettait le "dire vrai", la parresia, Le courage de la vérité, pour citer le titre de son dernier cours. Ainsi, Foucault affirmera, dans le texte intitulé Le sujet et le pouvoir, en 1982, que : "le problème n'est pas de libérer l'individu de l'Etat et de ses institutions mais de nous libérer, nous, de l'Etat et du type d'individuation qui s'y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles subjectivités". Une façon de "promouvoir de nouvelles subjectivités": c'est justement ce que le néolibéralisme est apparu à Michel Foucault, je crois, lorsqu'il opposait à la puissance publique "le cynisme d'une critique marchande".
Xavier Tabet
BIONOTA
Xavier Tabet est professeur au département d’études italiennes de l’Université Paris 8. Ses travaux
portent sur les liens entre la littérature, la politique et le droit, en Italie, du XVIIIe au XXe siècle. Il
a publié des ouvrages sur les interprétations et usages contemporains de Machiavelli, sur le mythe
de Venise de l’ancien régime à nos jours, et sur le droit pénal de Beccaria à Lombroso.
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È gradita la firma in calce al commento. Grazie.