Émily est une fête (Série TV) di Olivier Maillart - TECLAXXI
SERIE TV
Olivier
Maillart
Emily
est une fête
Ils
s’étaient retrouvés dans leur salon de thé taïwanais préféré, à deux pas du
jardin du Palais-Royal. La table était suffisamment petite pour que leurs
genoux se touchent, le tapioca au fond de leur tasses colorées chewy à
souhait, tandis que les jolies dames de l’affiche des Fleurs de Shangaï
leur souriaient avec douceur. Ce fut elle qui lança les hostilités, entre deux
gorgées d’un savoureux Bubble Tea aux fruits de la passion, sans lait ni
glaçon.
ELLE : Bon alors, c’était
quoi ce truc que tu devais absolument me raconter ?
LUI : Ben ça y est, je suis
tombé dedans…
ELLE : Dans quoi ? Dans
la potion magique ?
LUI : Pire… dans Emily
in Paris !
ELLE : Ah ouais, je te
laisse deux semaines solos et ça y est, tu pars en vrille !
LUI : C’est terrible, j’ai
maté l’intégralité de la première saison en trois jours. Je ne lis plus, je ne
dors plus…
ELLE : Mon Dieu !
LUI : C’est court, c’est
drôle… C’est de la comédie romantique hollywoodienne à Paris. Dans le fond, on
retrouve Wilder, Lubitsch…
ELLE : Je t’arrête tout de
suite ! Tu dis vraiment n’importe quoi : c’est moche, c’est cliché…
LUI : Pas du tout :
c’est enlevé, les dialogues sont pleins d’esprit ! Et puis pardon, mais
toi qui adores la moindre chanteuse française aphone, on les y entend pratiquement
toutes, et ça toutes les deux minutes. Je finirais presque par les apprécier…
ELLE : Oh mais qui
êtes-vous, et qu’avez-vous fait de mon petit boomer préféré ?
LUI : Attends, tu devrais
être contente, c’est hyper féministe en plus, y a même un épisode sur le male
gaze !
ELLE : Mais c’est faussement
féministe ! Ça Pink Wash à tous les étages ! Avec une Américaine qui
vient nous expliquer la vie, qui ne se remet jamais en question, qui voit Insta
comme la réponse à tous ses problèmes existentiels… Toi, tout particulièrement,
ça devrait t’énerver.
LUI : Mais pas du tout.
Elle est là, moderne, féministe, bien dans ses ovaires…
ELLE : Ne fais pas le malin !
Et puis c’est tellement moralisateur.
LUI : Bah oui, c’est woke,
quoi. Tu ne vas pas me reprocher de faire un pas vers toi et ta culture, quand
même ? Pour une fois que j’aime un truc où les mecs hétéros sont
pratiquement tous toxiques ou pervers…
ELLE : Mais pareil, c’est
cliché, et tellement caricatural qu’on sent le truc faussement woke, qui
en plus va excuser tout le monde à la fin.
LUI : Ah bah ça y est,
c’est comme avec les chasseurs, y a le bon woke et le mauvais woke, maintenant.
ELLE : Quelqu’un de moins
averti que moi pourrait penser que tu crois ce que tu dis, mais ça ne prend pas.
LUI : Même d’un point de
vue réaco-souverainiste, ça se défend, si tu réfléchis. Les Français y sont
tous montrés comme des êtres horripilants et bizarres au début, mais qui
s’avèrent plutôt charmants, dans le fond. Et surtout incroyablement exotiques aux
yeux d’une Américaine. En un mot, nous ne sommes pas encore complètement
américains. Puisqu’ils le disent eux-mêmes ! Problème identitaire
français résolu, boum !
ELLE : Pfff… Quand je pense
à quel point tu clames à tout bout de champ que tu détestes les séries !
J’ai l’impression de voir le copain de Nanni Moretti dans Journal intime :
tu sais, l’intello qui conspue la bassesse de son époque, qui bien évidemment
n’a pas la télé et puis qui tombe sur un épisode d'Amour, Gloire et Beauté et devient
accro du jour au lendemain.
LUI : Hihi, oui, c’est un
peu ça.
ELLE : Le mec qui trahit
tout ce qu’il a proclamé la veille, j’hallucine…
LUI : À ceci près que j’ai
un argument. Les séries dites de qualité sont surtout prétentieuses, à peu près
toutes construites de la même façon, avec leurs bascules narratives péniblement
prévisibles. Et puis ça n’est jamais filmé.
ELLE : Parce qu’Emily in
Paris, par contre…
LUI : Bah écoute, oui. Ce
n’est pas très bien filmé non plus, mais comme c’est une chronique, un récit
d’apprentissage, les bascules sont moins dramatisées, rien n’a vraiment
d’importance, tout coule joyeusement. Si tu ajoutes deux ou trois idées de mise
en scène sympa de temps à autre, genre l’incrustation des images pour les
réseaux sociaux, ça passe.
ELLE : De là à me parler de
Lubitsch, il y a quand même un monde !
LUI : Bon, j’exagère
peut-être un chouïa, mais disons que ça renoue avec une certaine tradition
hollywoodienne de la représentation de Paris et de sa société. Celle de Sérénade
à trois, de Ninotchka, d’Irma la douce et de Drôle de
frimousse… Les gens qui se plaignent du côté factice du Paris d’Emily
devraient revoir ces films : c’est exactement la même chose !
ELLE : Mais est-ce que
c’est forcément une qualité ?
LUI : Je crois que ça
s’inscrit paradoxalement dans une tradition très française. Ce n’est pas de la
pastorale, puisqu’il s’agit toujours d’un monde urbain, sophistiqué, mais c’est
déjà ce que tu trouves dans les comédies de Corneille, genre La Place royale
ou Le Menteur, ou plus tard chez Marivaux, dans La Double Inconstance
par exemple. De la comédie élégante, avec des jeunes gens bien nés, exempts des
ridicules trop soulignés des masques de la comédie à l’italienne, mais drôles
pourtant, avec leurs amours rocambolesques, pleines de rebondissements idiots
et compliqués.
ELLE : Oui, oui, les
Américains nous réapprennent l’art classique, si je te suis bien…
LUI : Ce ne serait pas la
première fois ! Bien sûr que personne ne s’habille ainsi, que cette petite
société, uniquement préoccupée de ses amours, est un rêve. Mais c’est un rêve
qui nous a longtemps passionné, et qui nous passionne encore. La preuve.
ELLE : Tu es presque
convaincant. Dans ces moments, on ne sait absolument pas si tu plaisantes ou
non.
LUI : C’est un de mes
charmes, non ?
ELLE : Non.
LUI : Pfff… Tu n’as jamais
aimé mon côté baudrillardien.
ELLE : S’il y a quelque
chose de baudrillardien dans cette série, c’est surtout la vitesse avec
laquelle elle phagocyte le peu de réalité qui demeurait encore dans cette ville,
pour le recouvrir de fleurs en plastique et autres décorations à la con so
typical. Soit tout ce que tu détestes en temps normal.
LUI : C’est vrai qu’il y a
des endroits de Paris qui me sont devenus charmants grâce à Emily…
ELLE : Tu forces, là.
LUI : Après tout, même
Baudrillard est ambigu, dans cette histoire de simulacre. Le faux triomphant,
plus vrai que le vrai, n’est pas désagréable à ses yeux. Il est juste faux.
ELLE : De toute façon,
c’est parce que tu trouves la meuf mignonne. Je te connais, et je sais ce qui
donne naissance à la plupart de tes acrobaties verbales…
LUI : Roh… Coup bas !
ELLE : Héhé…
LUI : Un peu, c’est vrai, mais
pas que. Il y a les gags linguistiques sur le bilinguisme, récurrents et
drôles. Le casting français bien fichu. Le côté piquant des dialogues. C’est amusant,
sans prétention. D’ailleurs, si tu connais si bien, c’est que tu as toi-même regardé !
ELLE : Seulement quelques
épisodes. Mais ils m’ont spoilé Gossip Girl. Ça, je ne pardonne pas.
LUI : Dieu pardonne, elle
non !
ELLE : Exactement.
LUI : C’est marrant, parce
que j’aurais parié que tu aimerais.
ELLE : Eh bah non, perdu.
Je préfère les Bubble Teas !
LUI : Perso, je vois plutôt
Emily comme un Sundae. C’est sucré, c’est coloré, bourré de trucs
mauvais pour ta santé, et… bien évidemment, c’est bon !
ELLE : Mais non,
grrr !
LUI : De toute façon, je
pense en faire un article.
ELLE : Sérieux ? Je te
préviens, tu fais ça, tu perds direct vingt points de sexytude – et je ne te
relis plus jamais. Réfléchis bien.
LUI : Euh… Vingt points,
t’es sûre ?
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N.B. Per i lettori italiani, i film (e le serie) citati in francese con titoli diversi da quelli italiani sono: Journal intime : Caro Diario; Amour, gloire et beauté : Beautiful; Serenade à trois : Partita a quattro; Irma la douce : Irma la dolce; Drôle de frimousse : Cenerentola a Parigi.
Olivier Maillart est professeur en classes préparatoires, traducteur, critique dans diverses revues. Il a publié plusieurs essais (dont Énigmes, cinéma, Plutôt seule que mal accompagnée et La Roue de l’infortune), ainsi qu’un roman : Les Dieux cachés. Il publiera prochainement un nouvel ouvrage : Poétique de Tom Cruise.
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È gradita la firma in calce al commento. Grazie.