Venise, un mythe politique d’ancien régime (VENEZIA) ~ di Xavier Tabet - TeclaXXI
VENEZIA
Xavier
Tabet
Venise, un
mythe politique d’ancien régime
Jacqueline Spaccini©2013
Dans
l’ancien régime, un mythe domine la scène politique européenne : celui de
la supériorité du régime vénitien, aussi bien sur les régimes républicains que
sur les États monarchiques. Le gouvernement vénitien représente alors, sur le
plan politique, un modèle de régime idéal parce que mixte, prétendant
réunir toutes les qualités de la monarchie, de l'aristocratie et de la
démocratie. Ce modèle est décrit par les historiens de la Sérénissime à partir
au moins du XVIème siècle, et diffusé en Europe par ses ambassadeurs, jusqu’au
XVIIIème siècle, pour conjurer aussi le déclin amorcé depuis la fin de la
Renaissance. À travers l’élaboration du mythe politique du governo misto, le principe régulateur de la politique vénitienne
réside dans l’idée que Venise possèderait un régime à l’abri de la
« corruption » et du désordre ».
L’éloge
du régime « mixte » apparaît en vérité très tôt, et est répété
sans cesse depuis le milieu du XIIIème siècle, dans des écrits en grande partie
non vénitiens. Il va de pair avec la résurgence en Europe d’une théorie
antique, formulée surtout par Platon, Aristote, Cicéron et Polybe. Selon cette
théorie, si toutes les formes d’organisation politique, la monarchie,
l’aristocratie et la démocratie, sont soumises, par une sorte de nécessité
implacable, à la corruption interne qui les rend instables et les transforme,
dans un cycle perpétuel, respectivement en tyrannie, en oligarchie et en
anarchie, alors il ne peut y avoir de bon gouvernement, à l’abri de la
dégénérescence et de la rotation, que dans la fusion et le mélange « bien
tempéré » des trois régimes.
Élaborée
ensuite, à la Renaissance, dans les milieux florentins chez Savonarole et
Guichardin, en dépit des réserves formulées par Machiavel à propos des
capacités militaires de Venise, c’est dans les années 1520 qu’apparaît à Venise
même l’idée du gouvernement vénitien comme le meilleur de tous, en sa qualité
de gouvernement mixte. Le principe populaire serait représenté par le Grand
Conseil, le principe aristocratique par le Sénat, et le principe monarchique
par le Doge. Ce mythe a pour fonction de proposer un modèle à même d’assurer
aux États une stabilité à l’abri du changement, à travers un bon gouvernement
fondé sur la recherche de la paix, et surtout de donner au républicanisme
aristocratique des arguments pour limiter les pouvoirs du roi d’un côté, et
celui du peuple de l’autre. Outre la théorie du gouvernement mixte est
développé le thème de la liberté originelle de Venise, dès sa fondation,
vis-à-vis du pape et de l’empereur, ce thème ayant pour fonction de légitimer
les prétentions de la République sur la domination exclusive de la Méditerranée.
Le
modèle du bon gouvernement vénitien, dont l’éclat ne ternit qu’à la veille de
la Révolution, est l’objet, en Europe, de célébrations, de critiques,
d’ajustements et d’adaptations de toutes sortes. Les premières mises au point
viennent de Venise même. Paolo Paruta, noble de la classe sénatoriale qui a
exercé pour sa part la charge d’ambassadeur à Rome, historien officiel de la
République, et partisan acharné de la politique de neutralité dictée par les
contraintes de l’équilibre européen, affirme ainsi dans De la perfection de la vie politique
(1579) que le régime vénitien « bien que mixte, ne possède que peu de
caractéristiques de l’État populaire, et beaucoup du gouvernement de
quelques-uns ». Peu après, Giovanni Botero, le premier théoricien de la
raison d’État, dans sa Relation de la République vénitienne (1605),
localise dans le « sénat immortel » le cœur de ce qu’il appelle
l’ « empire vénitien ».
Au
début du XVIIème siècle, après l’interdit lancé par le pape en 1605 contre
Venise (à cause de la compétence, revendiquée par l’État, des tribunaux civils
pour les crimes et délits des ecclésiastiques), toute une bataille de
pamphlets, une « bataille d’écritures », comme on l’a appelée, est
engagée par des publicistes liés à l’Espagne et à l’Autriche. Dans le plus
célèbre de ces pamphlets, l’Examen de la
liberté originaire de Venise (1677), l’auteur anonyme met en cause la
prétendue « liberté originelle » de Venise, au moment de sa
fondation, vis-à-vis du pape et de l’empereur, et conteste par conséquent
l’hégémonie qu’elle a établie, du fait de la conquête, dans l’Adriatique, dont
elle prétend qu’il est mare nostrum.
Le modèle du bon gouvernement vénitien maintient son prestige en Europe
tant que la ville joue son rôle de protection contre les Turcs, jusqu’à la
perte de la Morée et la paix de Passarowitz en 1718, lorsque Venise perd son
influence sur la Méditerranée et que l’Empire prend possession de Milan. En
réalité, Venise doit son bon gouvernement et sa paix moins à la forme de sa
constitution qu’à un pacte de sécurité, qui échange la sécurité contre la
liberté, les spectacles et les fêtes contre la surveillance, entre licence et
contrôle. Elle la doit à un type de gouvernement qui s’exerce à l’intérieur par
la surveillance de la population et à l’extérieur par la qualité de l’information
fournie par ses ambassadeurs, par l’usage politique de la religion, ainsi que
par tout un réseau d’œuvres d’assistance et de charité, précurseur d’une forme
de welfare state.
Dans une France où la monarchie s’est constituée, depuis le Moyen-âge,
en limitant les pouvoirs de la noblesse, ce modèle est en revanche remis en
question par une longue tradition d’écrits français, de Bodin à Amelot de la
Houssaye aux XVIème et XVIIème siècles, jusqu'à Montesquieu et aux
Encyclopédistes au XVIIIème siècle. Ceux-ci voient en Venise un régime purement
aristocratique, et font remarquer que la prétendue « liberté » civile
est en réalité réservée uniquement aux nobles appartenant à l’aristocratie de
gouvernement et ayant accès aux charges politiques. Reprenant les critiques de
Bodin à propos de la liberté vénitienne, Amelot de la Houssaye, dans son Histoire du gouvernement de Venise
(1676), estime que celle-ci n’est que la vie licencieuse du peuple, instrument
de sa servitude. Au XVIIIème siècle le débat porte plutôt sur la nature même du
gouvernement vénitien. Montesquieu
critique ainsi le gouvernement mixte au nom du principe de la division du
pouvoir. Rousseau dénonce quant à lui le principe vénitien de
« l’aristocratie héréditaire » qui a confisqué le pouvoir à son
profit exclusif et au détriment des citoyens et du peuple. En France, la
question de Venise a ainsi toujours pris la tournure d’une
« querelle ».
À
la toute fin du XVIIIème siècle, c’est du reste la France qui devient l’artisan
de la disparition définitive de celle qui fut pendant si longtemps « la
colonie vierge de l’ancien monde » (Chateaubriand). Après la chute du
gouvernement aristocratique, qui a tenté de s’en tenir à la neutralité lors de
la campagne d’Italie, Bonaparte entretient pendant quelques mois, entre mai
1797 et octobre 1797, les espoirs des jacobins et des patriotes vénitiens. Mais
avec le traité de Campoformio, signé le 17 octobre 1797 avec l’Autriche,
Bonaparte sacrifie ces illusions sur l’autel de la paix. Quant à Venise, après que Bonaparte eut mis
le pied sur la « délicate moisissure », selon l’expression de Julien
Gracq, de la chose politique vénitienne, elle ne retrouva jamais plus son
indépendance. Autrichienne de 1798 à 1806, française de 1806 à 1815, elle fut
par la suite, comme l’a écrit encore Chateaubriand, « vendue et revendue
comme un ballot de ses anciennes marchandises ». Et ce n’est qu’en 1866,
après plus de cinquante ans d’occupation autrichienne, qu’elle intégra le
royaume de l’Italie unifiée.
Xavier Tabet
BIONOTA
Xavier Tabet est professeur au département d’études italiennes de l’Université Paris 8. Ses travaux portent sur les liens entre la littérature, la politique et le droit, en Italie, du XVIIIe au XXe siècle. Il a publié des ouvrages sur les interprétations et usages contemporains de Machiavelli, sur le mythe de Venise de l’ancien régime à nos jours, et sur le droit pénal de Beccaria à Lombroso.
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