Le caractère singulier de ce livre double : Moonflower Murders d'Anthony Horowitz (CRITICA LETTERARIA) ~ di Michel Sirvent - TeclaXXI
critica letteraria
MICHEL
SIRVENT
Le
caractère singulier de ce livre double :
Moonflower Murders d'Anthony
Horowitz
Parmi une multitude de romans
policiers qui occupent les rayons des libraires sans que les ressources
qu'offre ce genre ne semblent jamais s'épuiser, il en est un paru
récemment qui présente un dispositif narratif des plus singuliers : Moonflower Murders du
romancier anglais Anthony Horowitz[1].
Auteur d'une cinquantaine de livres, sa série d'espionnage Alex Rider s'est
vendue à plusieurs millions d'exemplaires et ses pastiches des aventures de
Sherlock Holmes ou de James Bond ont été remarqués. Avec sa formule
de l'œuvre dans l'œuvre, Moonflower Murders comporte
tous les traits d'un roman postmoderniste. D'autres métafictions célèbres l'ont exploitée :
Paludes d'A. Gide ou La vraie vie de Sebastian Knight de V.
Nabokov. Sauf que l'ouvrage d’Horowitz présente cette
particularité d'inclure un roman policier à l'intérieur d'un roman
policier, ce qui n'est pas sans évoquer « 53 jours » de G.
Perec qui, à la façon de boites chinoises, en imbriquait plusieurs. Le
mode d'investigation y est aussi très semblable : l'enquête prend directement
appui sur la lecture du roman fictif inclus dans l'œuvre et s'apparente ainsi à
une sorte de déchiffrement, ce qui rappelle la méthode de W. Legrand
dans Le scarabée d'or d'E. Poe.
En dehors de ces traits communs déjà
remarquables, le roman d'Horowitz présente quelques autres singularités qui le
distinguent non seulement de l'ouvrage de Perec mais aussi d'autres illustres
précédents. Il ne s'agit plus d'inclure divers fragments d'un même texte
(le journal "Paludes" dans Paludes), ni de juxtaposer
plusieurs extraits d'ouvrages variés (romans et autobiographie dans La
vraie vie de Sebastian Knight), ni d'emboîter jusqu'au vertige des récits
inachevés (« 53 jours »). De façon très différente, Moonflower Murders inclut
un roman complet long de 224 pp. intitulé Atticus Pünd Takes the Case (désormais
abrégé Atticus Pünd) signé du romancier Alan Conway décédé au moment où
commence l’histoire. Or, loin de s'éparpiller de façon discontinue, Atticus
Pünd se présente de façon unitaire : l'intrarécit y
figure dans son intégralité et s'y dispose d'une seule pièce[2].
Il faut encore préciser qu'Atticus Pünd emprunte tous les caractères
d'un récit d'énigme à la manière d'Agatha Christie (notons les
initiales de l'auteur fictif), ce qui ajoute à l'originalité du dispositif :
non seulement il s'agit d'un roman policier qui en intègre un autre mais le
récit intérieur est comme un pastiche de celui qui l'inclut.
Voici donc un roman qui manifestement en comporte ...deux. Et comme
pour anticiper en abyme la dualité de l'ensemble, le premier récit,
disons Moonflowers Murders, enchaîne deux histoires
criminelles situées dans une auberge pittoresque du Suffolk, Branlow Hall. Un
premier assassinat particulièrement sauvage est commis en 2008 sur un client de
l'hôtel, Frank Parris, suivi 8 ans après de la disparition
mystérieuse de Cecily Treherne, l'une des deux sœurs propriétaires
de l'auberge. La première victime, ancien patron d'une agence de
publicité, rentrait d'Australie et rendait visite à sa sœur dans la
région. L'assassin présumé Stefan Codrescu, jeune immigré roumain employé
comme factotum, avait avoué son crime et purgeait sa peine en
prison. Ce premier récit est narré par Susan Ryeland, l'ancienne
« correctrice » (editor) d'A. Conway, avec lequel elle a
étroitement collaboré au moment de la rédaction d'Atticus Pünd.
Distinct du premier, ce second roman est narré à la troisième personne et son
détective est un avatar d'Hercule Poirot.
L'histoire se passe dans le Hollywood des années 1950 : une belle
actrice un peu vieillissante, mariée à un homme charmant beaucoup plus
jeune, convoite un premier rôle dans le prochain film d’Hitchcock, Le crime
était presque parfait (Dial M for Murder). Malheureusement, elle est
retrouvée morte avant de pouvoir rencontrer le réalisateur ; à la
suite de quoi, c’est Grace Kelly qui obtient le rôle.
D'évidence, on peut logiquement se demander s'il existe des liens qui pourraient
unir les deux récits. Or, c’est en lisant Atticus Pünd que la
seconde victime, Cecily, est parvenue à découvrir l’identité du vrai
coupable, disculpant alors Codrescu. Avant de disparaître, elle avait révélé
que le roman renfermait un indice majeur conduisant à la résolution du
crime. Dès lors, tout porte à croire que le responsable de la
disparition de Cecily n’est autre que l'assassin de Parris. Et si Atticus
Pünd apparaît de plus en plus comme un maillon essentiel dans l'enquête,
c’est que le romancier, alors à court d'idées, s'était rendu sur les lieux du crime
afin d'y puiser la matière de son livre : l’intrigue romanesque serait
directement inspirée par les événements de
Branlow Hall ; actions et personnages seraient le produit
d’une transposition fictionnelle. En tant qu’ancienne
collaboratrice du romancier, S. Ryeland est alors chargée par les parents
de Cecily de poursuivre la double enquête à l'intérieur du livre,
traquant toutes sortes d’analogies qui pourraient mettre sur la piste du drame
« réel ».
L'on se garde de dévoiler la suite de
l'histoire qui va connaître de nombreux rebondissements et multiplier les
fausses pistes de lecture. Il reste cependant à souligner en quoi le roman
d'Horowitz renouvelle la formule du dispositif métafictionnel. Car Moonflower
Murders ne se contente pas d’intercaler en son centre un intrarécit complet
qui va servir de base à l'investigation menée par la narratrice-enquêtrice-lectrice :
plus qu'un roman dans le roman, Atticus Pünd fait littéralement figure
de livre dans le livre. Pour saisir la différence, il suffit d'observer
la façon dont le texte est introduit : à l'instar de tout livre
publié, le roman de Conway est précédé de son propre appareil
éditorial. Égrénés sur 14 pages, s'interposent tous les éléments
habituels : une première de couverture avec illustration ; une notice
sur l'auteur ; une liste des romans appartenant à la même série ;
un florilège d'extraits de presse ; une page de titre avec le nom de
l'éditeur (Orion Books) ; une page du Copyright ; une dédicace
"For Frank and Leo : in remembrance" ; enfin, une
table des matières avec, à la façon d'A. Christie, la liste des
personnages. Non seulement cet ample préambule inclut toutes les rubriques
convenues mais il est encore l'exacte réplique de celui qui ouvre le livre
réel d'Horowitz. Davantage, on constate que l'intrarécit se distingue encore du
récit premier qui l'introduit dans la mesure où il comporte
son propre foliotage : au lieu que la numérotation des pages se poursuive
de façon continue (à la suite de Moonflower Murders dont la
première partie, avant l'insert, se termine à la page 227), c'est à la page 1 qu'il
débute. Ce dispositif implique une double conséquence. D'une part, Atticus
Pünd ne peut seulement être considéré comme un intra-roman réduit à ses
seules composantes textuelles : il correspond plutôt à ce qu'il faut lors
nommer un intra-livre. Et, d'autre part, il ne peut être
strictement envisagé comme un intrarécit second car, en tant que tel, il
aurait dû logiquement commencer à la page 241 (227 + 14). En
outre, il y a la longueur tout à fait inhabituelle de l'intrarécit, équivalente
à celle de la première partie comme à celle à laquelle se conforme la plupart
des récits d'A. Christie, ce que souligne l'écrivain dans une discussion avec
son éditrice. Toutes ces particularités confèrent au "livre" de
Conway ce caractère paradoxal d’autonomie pour un texte enchâssé : il
pourrait parfaitement être lu indépendamment de celui qui l'inclut. Puisque
cette autonomie est, disons, virtuelle, il ne reste plus qu'à découper Atticus
Pünd à l'intérieur de Moonflower Murders et à l'en
extraire.
[1] Moonflower Murders (New
York, HarperCollins 2020) est le second volume d'une série de trois
intitulée Susan Ryeland. Seul le premier (Magpie Murders, 2016) a
été traduit (Comptine mortelle, Éditions du Masque, 2018). Le troisième
tome Marble Hall Murders vient juste de paraître (Harper, 2025).
[2] Sur les différents types de dispositifs du "récit dans le récit"
(que j'appelle intrarécit), voir mon article "La lecture en acte.
Relations et fonctions des intrarécits de Balzac à Horowitz", Poétique
no 197, Paris, éd. du Seuil, mai 2025, p. 73-96.
MICHEL SIRVENT
BIONOTA Professeur émérite (The University of North Texas), Michel SIRVENT est l'auteur de Jean Ricardou, de Tel Quel au Nouveau Roman textuel (Rodopi, 2001) et de Georges Perec ou Le dialogue des genres (Rodopi, 2007). Il a publié de nombreux articles (sur Poe, Flaubert, Mallarmé, Giono, Nabokov, Robbe-Grillet, Butor, M. Roche, Lahougue, le roman policier). Sa recherche actuelle porte sur le dispositif du « récit dans le récit » (Poétique no 197, Paris, éd. du Seuil, mai 2025).
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