BRISER LA CHAÎNE DU FROID - Pascal Fioretto (narrativa)

 

BRISER LA CHAÎNE DU FROID

par Pascal Fioretto

 


Ma nièce Alexandra m’a envoyé un texto : « Miam asap », pour me prier de l’inviter à dîner. En globish numérique l’absence de « ? » final indique qu’on est dans l’ordre de l’impératif catégorique.

Elle travaille – beaucoup  dans une entreprise de la Tech qui triture nos données pour améliorer le ciblage des publicités en ligne. Les pompes à chaleur et les prothèses auditives dans nos courriels, c’est elle. Les spots pour les conventions obsèques qui saucissonnent nos vidéos de chatons aussi. Sa coach de vie lui a appris un jour que « l’oncle, c’est le père en plus cool » alors elle profite de nos repas en tête-à-tête pour se confier à moi et vider son sac en coton consigné.

D’un commun accord, en tant que boomer responsable de la fin du monde et de la disparition des dauphins (longtemps, j’ai siroté mes Spritz avec une paille en plastique), c’est toujours moi qui paye. En guise de compensation, elle m’expose les dernières trouvailles de sa boîte. Ce soir, elle est surexcitée par le nouveau projet que sa cheffe vient de lui confier : l’exploitation des traces numériques laissées ici-bas par nos disparus, chers ou pas. « Des téraoctets de données personnelles éternellement disponibles », « Un marché plus grand que nos rêves », « Un cimetière à ciel ouvert », s’extasie-t-elle avec des métaphores et une exaltation dignes d’un séminaire de motivation dans la Silicon Valley.

Elle m’apprend qu’il y aura bientôt d’avantage de morts que de vivants inscrits sur Facebook, où l’on vend de plus en plus de monte-escaliers et de baignoires à portes ; mais la bonne nouvelle c’est que l’intelligence artificielle permet de « rebooter » les défunts grâce aux données numériques qu’ils ont abandonnées derrière eux avant de se déconnecter pour toujours. On bricole ainsi une espèce de robot conversationnel comme en proposent la plupart des sites marchands.

« Papi, papi, tu es là ? » « En quoi puis-je t’aider, ma petite fille ? ». « Dis papi, c’est vrai que de ton vivant tu étais collabo, radin et infidèle ? ». « Désolé, je n’ai pas compris la question. Essaie les FAQ. ».

Selon ma nièce, faisant foin des RIP de circonstances et des émoticônes en larmes, la police scientifique s’apprête à exploiter elle aussi très bientôt toutes les traces numériques laissées avant leur trépas par les victimes de meurtre afin de pouvoir les interroger.

« Qui t’a tuer, Ghislaine Marchal ? ». « C’est le Colonel Moutarde avec le chandelier dans le salon de bridge. Vous pouvé relâchez Omar. ».

Moi qui pensais qu’après la mort, le progrès s’avouait enfin vaincu, j’écoute distraitement ma nièce détailler le projet de la société Nectome qui propose la cryogénisation douce du cerveau et sa conservation au froid en attendant la technologie future permettant d’en télécharger le contenu dans le cloud.

-        Et toi, tonton, ça ne te dirait pas qu’on continue à se causer quand tu seras mort ?, me demande ma nièce. Je peux sûrement t’avoir un bon prix.

Je reviens à moi, pris de court par sa proposition. Après tout, la perspective d’échapper au naufrage de la vieillesse (et aux croisières dansantes sur le Rhin) et d’avoir, à perpétuité, une silhouette longiligne et racée à la faveur d’une réincarnation en machine est plutôt séduisante. Je troquerais ainsi ma vacillante espérance spirituelle contre la solide certitude matérielle qu’il y aura quelque chose après la fin.

-        Tu ne seras pas tout seul, insiste-t-elle. Sam Altman, le patron d’Open AI, créateur de ChatGPT, a déjà signé. Il estime que la technologie de transfert dans le cloud sera prête dans les années 2070.

Je me vois alors partageant la confiance obtuse en l’avenir des prophètes surgelés de l’Illimité et je trouve soudain un charme inattendu aux pannes de congélateurs. Je règle l’addition, promets à ma nièce de réfléchir à sa proposition et songe à Georges Brassens qui s’efforçait de rire de cette maladie incurable qu’on appelle la vie.

Brassens qui, d’ailleurs, m’a téléphoné peu avant sa mort, dans les années 80, pour me dire : « J’adore ce que tu fais mais ne l’écris pas dans le Site Tecla XXI avant que je sois mort depuis 35 ans. ». S’il m’avait laissé un « vocal » sur WhatsApp, à l’époque, aujourd’hui tout le monde me croirait.

 PASCAL FIORETTO 

BIONOTA

Pascal Fioretto est l’auteur de recueils de pastiches littéraires à succès (Gay Vinci Code, Et si c’était niais, L’élégance du maigrichon, La joie du bonheur d’être heureux, Mélatonine, L’anomalie du train 006) dans lesquels il dresse, en virtuose, le portrait - parfois cruel, toujours hilarant - de la scène littéraire contemporaine. Celui que l’on a qualifié de « génie du pastiche » (L’Obs) et de« trublion des lettres » (Le Figaro Magazine) vit et travaille à La Rochelle.

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