JOHN FORD À HAUTEUR D'ENFANT di Olivier Maillart (critica cinematografica)
CRITICA
CINEMATOGRAFICA
CINÉMA
Olivier
Maillart
John
Ford à hauteur d’enfant
Axiome : on devrait toujours faire des enfants,
ne serait-ce que pour connaître le plaisir de revoir des films en leur
compagnie. J’ai de plus en plus le sentiment, en effet, qu’il est possible de
capturer quelque chose de leur regard enchanté par ce qui nous avait autrefois
tant émerveillé. Comme s’il nous était magiquement (ou vampiriquement) accordé
le droit de revivre, grâce à eux, le bonheur de certaines premières fois. Tous
les matins du monde sont sans retour, de même que nul ne se baigne jamais deux
fois dans le même fleuve. Oui, oui, bien sûr… Mais le cinéma n’est-il pas un
art de la reproduction des images à l’identique, après tout ? Aussi
pouvons-nous peut-être, grâce à nos chers petits, à défaut de renaître, vivre
à nouveau. Et ce faisant, à la marge, tricher un peu au jeu si facilement
sinistre de la vie.
C’est ainsi que, depuis quelques mois, je regarde des
films avec mon fils (quatre ans en février dernier). Comme mes DVDs sont à sa
hauteur, il a pris depuis belle lurette l’habitude de piocher dedans, pour me
poser des questions sur les illustrations qui en ornent les boîtiers. Starship
Troopers de Paul Verhoeven : « Eux, ce sont des
soldats ? » Land of the Dead de George Romero : « Et
eux, ce sont des monstres ? » Parfois, bien sûr, il faut escamoter en
vitesse telle ou telle image effrayante, ou peu appropriée. Mais c’est surtout
l’occasion de se souvenir, ou de raconter des histoires, en simplifiant, en
métamorphosant.
Pendant quelques temps, ce furent les chevaliers qui
le passionnèrent le plus. Première tentative de visionnage de long métrage avec
le Robin des bois de Disney. L’expérience tourna court au bout de
quelques minutes, car il était effrayé – sans trop pouvoir dire pourquoi.
Rebelote avec Ponyo sur la falaise : nouvel essai, nouvel échec. Je
crois bien que, comme Serge Daney, il a peu de goût pour les dessins animés et
la « maternelle criarde des séances enfantines ».
De fait, il me demanda un jour s’il pouvait plutôt voir
ça. « Ça », c’était, sous sa jaquette rouge ornée de
chevaliers, Alexandre Nevski de Sergueï Eisenstein. Comme je lui racontais
qu’il y avait une super scène de bataille, il était emballé. On l’a donc
regardé ensemble. Notre premier « film de grands ». C’était un peu
long. Et, j’avoue, j’avais oublié que les chevaliers teutoniques jetaient de
malheureux enfants russes au bûcher – en même temps, que peut-on attendre
d’autre de la part d’Allemands… Du coin de l’œil, je guettais sa
réaction : « Ça va ? Tu veux qu’on arrête ? Tu n’as pas
peur ? » Et lui : « Non, non, mais elle commence quand, la
bataille ? »
Heureusement, la bataille arriva. Paysages enneigés, musique
de Prokofiev, armées alignées, suspense, spectaculaire, épopée patriotique,
glace qui se brise avec fracas sous le poids des armures… Il était émerveillé.
Quand ce fut fini, il me demanda si l’on pouvait revoir le même film tous les
week-ends. Comme ça n’était pas forcément souhaitable, ni tellement de son âge
(surtout qu’il se mit ensuite à courir dans le parc de la résidence où nous
logeons en s’écriant d’un air décidé : « Pour la Sainte
Russie ! »), je tentais de rectifier le tir. Va pour Top Gun
Maverick, donc. Et puis Chaplin, beaucoup, beaucoup de Chaplin : les
courts-métrages, La Ruée vers l’or, Le Cirque, Les Lumières de
la ville, Le Kid, Les Temps modernes…
Quel bonheur ! Revenant à ces films après une
longue période plutôt tournée vers Buster Keaton, j’ai pris conscience de la
supériorité de Charlot. Keaton est épatant, bien sûr, mais c’est décidément un
cinéaste pour professeurs et théoriciens. Chaplin, lui, s’adresse au cœur. Il
connaît l’homme, sa misère, ses humiliations, ses amours et ses joies. C’est un
grand dickensien. Et il faut vraiment voir ses films avec un petit garçon à ses
côtés, qui crie, tremble et rit devant ses aventures, pour le comprendre vraiment.
Quand les services sociaux viennent arracher à Charlot l’enfant qu’il a fini
par adopter (après avoir songé à le balancer dans les égouts), mon petit
d’homme s’est écrié avec indignation un immense « Non ! » Il
avait bien compris tout ce qu’une telle situation avait de révoltant. Et ce
film, Le Kid donc, que j’avais toujours considéré comme médiocre,
tire-larmes, malgré ses longueurs, je l’ai trouvé bouleversant pour la première
fois de ma vie.
Il y eut ensuite Ivanhoé (ce qui nous ramena
aux chevaliers, aux tournois, et même, lorsque mon fils arrive à me piquer un
gant pour le lancer à travers la cuisine, à la réclamation d’un « duel
devant Dieu » pour régler nos querelles) et, parce que je me disais que ça
pouvait plaire à un petit garçon pas encore très sensible à la déconstruction
des schémas patriarcaux comme à la lutte contre sa toxicité native, le western
– il faut dire que la lecture de Lucky Luke avait préparé le terrain.
Là encore, ce fut pour moi un véritable bain de
jouvence. Je n’avais pourtant jamais tellement aimé le genre. Et les films de
Leone, plus aptes à parler à la sensibilité adolescente par leur mélange de
cynisme et de violence, m’étaient davantage restés en mémoire. Quelle surprise donc
de découvrir (enfin !) que John Ford était l’un des plus grands réalisateurs
de tous les temps, d’un humanisme peut-être égal à celui de Chaplin. Grand
connaisseur des hommes, grand ordonnateur de scènes spectaculaires, grand tout.
Avec La Chevauchée fantastique, La Charge héroïque (rapidement
devenue l’une de nos références, mon fils se rêvant désormais volontiers
capitaine du 7e régiment de cavalerie des États-Unis), Rio Grande,
La Poursuite infernale, Le Massacre de Fort Apache (j’attends
encore un peu pour La Prisonnière du désert et L’homme qui tua
Liberty Valance) … John Wayne devenait le héros rêvé, l’homme droit, un peu
rigide certes, cabochard, mais profondément bon, guidé par un sens aigu de la
justice. Le genre d’homme qu’un petit garçon de quatre peut légitimement
aspirer à devenir un jour.
Et passionnante fut
l’expérience d’enchaîner avec Hawks, pour Rio Bravo. Les différences entre
les deux maîtres me sautaient soudain aux yeux : Ford raconte l’histoire
des pères et des fils, de la fondation et des fautes, de la révolte et du
rachat, quand Hawks s’intéresse aux frères, au suspense et à la camaraderie
dans l’adversité… Comme tout cela était beau, combien le décorum de l’Ouest
importait peu face aux questions morales soulevées par ces grandes œuvres !
Le tout dans de chouettes versions françaises qui me rappelaient les très
riches heures de la Dernière séance d’Eddy Mitchell.
C’était, enfin retrouvé, un cinéma vu à hauteur
d’enfant. Des séances hautes comme trois pommes, avec leurs cris d’effroi quand
les flèches des Indiens surgissent brutalement dans le champ pour tuer un
homme, leurs rires, la frustration aussi quand le film fatalement s’achève… Ozu
filmait, lit-on souvent, à hauteur de tatami. Les cowboys de Ford, je les ai
revus, grâce à mon fils, me surplombant de toute leur carrure de héros homériques.
J’ai pu comprendre comme jamais auparavant (oui, mieux même que quand j’étais
enfant moi-même : l’enfance, pour le comprendre vraiment, il faut y revenir)
pourquoi ils avaient marqué tant de générations à travers le monde. Et pourquoi,
dans le fond, cela n’était pas près de cesser, ce qui n’est pas une si mauvaise
chose.
Olivier Maillart
Olivier Maillart est professeur en classes préparatoires, traducteur, critique dans diverses revues. Il a publié plusieurs essais (dont Énigmes, cinéma, Plutôt seule que mal accompagnée et La Roue de l’infortune), ainsi qu’un roman : Les Dieux cachés. Il publiera prochainement un nouvel ouvrage : Poétique de Tom Cruise.
Commenti
Posta un commento
È gradita la firma in calce al commento. Grazie.