Le bois des Moutiers ~ di Marco Martella (narrativa/giardini) - TeclaXXI
NARRATIVA
photo ©Louis Gaillard cf. louisgaillard.myportfolio.com/edition
Marco
Martella
Le bois des
Moutiers
Il Bois des Moutiers si trova sula costa della Normandia,
a Varengeville-sur-Mer. Su una superficie di 12 ettari, la villa è stata
progettata tra la fine dell’800 e l’inizio del 900, dall’architetto Edwin
Lutyens e dalla paesaggista Gertrude Jekyll, capofila del movimento Arts and
crafts. Jean Cocteau, che lo visitò quando aveva 24 anni, lo descrisse come «un
vasto parco, al crepuscolo: un’alba della notte».
Le promeneur a longé le mur
d’enceinte puis, arrivé au portail, il est entré dans le jardin. Sous un ciel
chargé de pluie, il a hésité un instant avant de se diriger vers la grande
maison en partie dissimulée par la végétation. Plein d’attentes et non sans une
pointe d’inquiétude, comme on entre, enfant, dans une grotte ou une vieille
demeure qu’on dit habitée par des présences prodigieuses. Cependant, ses pas ne
se sont pas arrêtés, aussi invitante fût-elle, devant la maison. Il a continué
à marcher vers les enclos de verdure et les massifs fleuris, comme répondant à
un besoin qu’il ne comprenait qu’à moitié: c’est sans doute une autre demeure
qu’il est venu chercher.
Il a rêvé à un jardin la
nuit dernière. Il se souvient juste que dans le rêve il y avait des fleurs et
que la lumière traversait les arbres comme venant de loin. Il se souvient du
bonheur éprouvé aussi. S’il est entré dans ce jardin-là tout à l’heure, c’est
peut-être pour voir si son rêve était plus qu’un rêve.
Le portail qu’il a franchi
n’est que le premier des seuils que le jardin le pousse à franchir. Il y a ces
ouvertures dans les murs en briques des enclos aussi, qui l’invitent à passer
vers l’enclos suivant, un peu plus silencieux que le précédent et plus secret.
Il y a ces enchevêtrements de branches qui emprisonnent tantôt l’ombre tantôt
la faible lumière de l’après-midi, eux aussi sont des seuils. Ou certaines
couleurs, le blanc des fleurs d’un Magnolia
stellata, par exemple, protégeant un espace plus intime sous ses
frondaisons et pur, tellement pur et intime que le promeneur ose à peine y
pénétrer.
C’est à l’intérieur de
lui-même que chaque seuil le conduit, un peu plus en profondeur à chaque fois,
dans des recoins de son esprit dont il ignorait jusqu’à l’existence.
Voilà ce qui surprend
toujours dans un jardin, pense-t-il: ce qui est en nous et le monde du dehors
par moments se confondent, se perdent l’un dans l’autre. À tel point qu’il
serait incapable de dire si ces fleurs d’iris ont poussé dans son rêve de la nuit
dernière ou au milieu des autres plantes au pied du banc où il vient de
s’asseoir. Quant à ce filet d’eau qu’il entend maintenant, comment savoir s’il
est en train de tomber dans la vasque d’une fontaine, quelque part derrière les
haies de buis, ou dans ses souvenirs ?
*
Ayant laissé derrière lui
les enclos de verdure avec leurs savants parterres, leurs tonnelles, leurs
ronds-points dont le dessin aurait pu être tracé par un mage familier de la
course des astres, le promeneur descend maintenant dans la vallée.
Il commence à bruiner.
Sur le sol d’une clairière,
entre les arbres et les arbustes, un tapis de corolles mauve. Il marche dessus
comme sur la surface d’un étang, à l’ombre des cèdres et des vieux chênes. Mais
déjà l’allée se transforme en sentier, glissant par endroits à cause de la
pluie. Sans bruit, une mésange sort des arbres et disparaît dans le ciel gris.
À quel moment le jardin
est-il devenu forêt ?
Il serait incapable de le
dire, ce seuil-là il l’a franchi sans s’en apercevoir.
C’est que le jardin est
devenu forêt tout en restant jardin, et les fougères poussant au milieu des
rochers ou sur les talus, avec leurs feuilles primitives toutes ruisselantes de
pluie, sont autant chez elles, ici, que cet élégant camélia japonais, au pied
d’un pin. Le promeneur se demande si le jardin ne rêvait pas, dès le départ, de
s’ensauvager, de retrouver le lieu où tout a commencé. Et cette nostalgie-là,
cette rêverie du retour qui ici n’a rien de morbide ni de funeste, tiens, il la
reconnaît en lui.
C’est elle, cette
nostalgie, qui lui donne envie, depuis qu’il a commencé à marcher dans le
jardin, d’aller de l’avant, de suivre ces chemins qui n’ont de cesse de
promettre des vues nouvelles, des enchantements cachés derrière le prochain
virage.
Plus il découvre ce jardin,
plus il a le sentiment de retrouver quelque chose. Quoi donc ? se demande-t-il,
perplexe. Quelque chose qu’il aurait connu, aimé puis perdu ? Trahi peut-être
mais jamais oublié ? Soi-même ou le monde, comment savoir.
Ainsi il continue son
chemin dans le jardin, lequel, depuis qu’il est devenu à moitié forêt, n’a pas
cessé de descendre.
*
Tout est nouveau ici et
pourtant familier, comme dans le rêve de la nuit dernière. Ou comme quand en
ouvrant un livre d’aventures, enfant, il rencontrait une phrase, un visage, un
paysage que sans le savoir il portait déjà en lui. Comme un livre, le jardin
est rempli de récits, on s’y abandonne avec confiance.
Ces sentiers qu’un nombre
infini de pas ont foulés avant lui par exemple, les pierres apparemment
muettes, les blessures dans l’écorce des arbres, ce sont des histoires. Ces
grands buissons de rhododendrons veulent raconter la manière dont ils ont fini
par devenir autre chose que de simples buissons et grandir au-delà de leur
taille naturelle, jusqu’à ressembler à des arbres. Et si l’on écoutait mieux,
le promeneur en est certain, on entendrait dans le bruit de la pluie le récit
du jour où quelqu’un a décidé que ce bout de campagne normande, pareille à tant
d’autres, deviendrait un paradis terrestre – faillible, mortel mais un paradis
tout de même. On découvrirait comme sur une scène tous les songes auxquels ce
jardin a donné une forme au fil du temps et qui l’ont nourri, façonné, jusqu’à
ce qu’il devienne ce qu’il est aujourd’hui, et les rêves qui y naîtront aussi
peut-être, dont personne ne sait encore rien.
Et le jeune jardinier que
le promeneur a entrevu tout à l’heure en train de ratisser une allée et qui lui
a dit « bonjour » mais timidement, en baissant les yeux (il entend encore le
bruit du râteau au loin, si distant, si solitaire qu’il fait presque monter des
larmes à ses yeux), aurait pu lui dire, s’il l’avait interrogé, quand ce
camélia rose a été planté et par qui. Il aurait pu lui parler de la dernière
tempête et des arbres déracinés dont il ne reste plus aucune trace, ou des
aubes paisibles, quand le jardin est encore vide et qu’ils commencent leur
journée, le jardin et lui...
Quoi qu’il en soit, c’est
dans un jardin comme dans un livre que le monde, devenu récit, pour nous existe
enfin, se dit le promeneur. La seule différence est qu’ici un renard peut
surgir d’un buisson à tout moment et le soleil traverser le rideau de pluie,
comme maintenant. Le rêve, ici, n’est pas qu’un rêve, et un jardin, tout compte
fait, est beaucoup plus qu’un livre.
*
Et puis il y a les fleurs
sauvages.
Tout autour de lui elles boivent les pâles rayons du
soleil du soir comme elles buvaient le crachin tout à l’heure, mais la lumière
les a multipliées, dirait-on, si bien qu’elles le regardent de partout
maintenant, comme dans le rêve de la nuit dernière.
Un courant, comme une
mélodie inaudible, les traverse, les relie l’une à l’autre. S’il ne peut pas
l’entendre, le promeneur a l’impression de le voir. C’est le temps qui passe,
se dit-il. Pas le temps ordinaire, celui qui régit nos vies, mais celui des saisons,
de l’alternance des jours et des nuits, le mouvement lent avec lequel les
chênes continuent à pousser depuis des siècles et un pissenlit éclot, qui sera
fané demain. Ou un temps encore plus mystérieux, sans direction ni but précis,
et que le promeneur, sans savoir ce que ce mot veut dire ni qui le lui a
soufflé, appelle dans sa tête un outre
temps. Une étendue au-delà des heures, des siècles et des saisons, où la
fin et le début s’équivalent. Les fleurs l’habitent, cette étendue. Nous, on
l’aperçoit de l’extérieur, et uniquement dans de rares moments comme
maintenant. Les oiseaux l’habitent aussi, ainsi que les cailloux au bord du
sentier que le promeneur parcourt lentement. Lentement, bien sûr, parce qu’il
voudrait que cet instant dure le plus longtemps possible.
C’est alors qu’il se
retourne car il croit avoir entendu un bruit, un craquement de feuilles mortes
sous des pas précipités, et ne voyant qu’un frémissement dans les frondaisons
des arbres, il pense : un dieu vient de passer... Mais ce n’était pas un dieu,
ce n’était que la poésie du temps qui parfois n’est plus qu’un craquement de
feuilles sous des pas invisibles.
*
À toutes ces choses-là
pense le promeneur. Et tandis qu’il marche au milieu des voix, sans chercher à
savoir si elles viennent de son esprit ou du jardin, il est tranquille. Est-ce
là la vérité, se demande-t-il, sa vérité au moins ? Dans cet apaisement qui
s’est fait peu à peu en lui depuis qu’il est entré dans le jardin, dans cette
impression grandissante qu’il se trouve enfin quelque part et qu’un sens, bien
que secret, existe bel et bien, ne serait-ce que dans ces moments où l’âme
trouve un semblant d’ordre, une direction ?
Et pourrait-il vraiment se
contenter et même se réjouir de la vie simple, la vie nue de la terre, de
l’admirable finitude des fleurs et de la sienne aussi ? Ce serait là le salut,
assurément.
Cela, il ne le saura pas,
pas aujourd’hui en tout cas. Pour l’instant, il marche à travers le lieu
promis. Heureux, il parcourt cette demeure nouvelle qu’est le jardin et – chose
surprenante – le fait qu’elle ne soit pas à lui, qu’il ne fasse que la
traverser, en étranger, et que probablement il n’y retournera plus, ne change
absolument rien. C’est même là ce qui la rend précieuse. Avoir habité ne
serait-ce qu’une fois, murmure-t-il, avoir été chez soi, même en passant.
Pourquoi un jardin serait-il différent de la vie ?
Ainsi il marche. Et si par
moments son esprit s’égare, en rêvant d’un lieu encore plus parfait, dont la
lumière serait plus explicite (celle du Sud, par exemple, que les oliviers et
les myrtes lui ont instillée dans le sang jadis) ou si un souvenir le retient
trop longtemps, un cri de corneille derrière quelque rideau de feuilles ou une
odeur soudaine d’embruns le secouent, le ramènent au chemin au milieu des
rhododendrons en fleurs et des grands arbres.
Le jardin a besoin de moi,
en conclue-t-il, comme moi de lui.
*
Mais voilà que le jardin a
cessé de descendre. Au-delà de la falaise, il n’y a plus que la mer et le ciel
ouvert.
C’est là la vraie limite,
dans cette dernière lisière où le jardin s’ouvre enfin vers son contraire exact
: la mer tantôt grise tantôt rose dans le jour qui décline. Depuis un moment je
n’entends plus le son du râteau et il n’y a aucune fleur, aucun arbre nouveau,
le jardin s’évanouit. Voici donc, puisqu’il y a eu un début, la fin. Je dois
m’arrêter au bord de la falaise, je ne peux plus que fixer la mer devant moi,
avec des yeux bien sûr inadéquats face à un tel paysage (mais la mer n’est pas
un paysage, elle en est la négation même).
Qu’est-ce qui confond ?
Cette beauté qui résiste à toute possibilité de forme ou l’effroi qu’inspire
maintenant cette étendue, ce désert sans frontières, niant tout récit, toute
poésie, effaçant chaque rêve comme s’il n’avait jamais eu lieu ?
Non. Plutôt le soupçon,
presque une certitude en fait, qui s’im- pose peu à peu. Que la mer et le
jardin ne font qu’un. Que dès le départ, le jardin était la mer et que cette
mer rêvait d’un jardin.
MARCO MARTELLA
Marco Martella, scrittore e storico dei giardini, vive in Francia. Dal 2010 dirige la rivista Jardins che esplora il giardino e il paesaggio nelle loro dimensioni poetiche e artistiche. È consigliere culturale dell’Istituto Europeo dei Giardini e Paesaggi. I suoi libri sono pubblicati in Francia, Italia, Spagna, Croazia e Germania.
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